Questionnaire 

Ysana Watanabe


Que raconte votre film de votre rapport au vivant ? Quelle place donnez-vous aux fantômes dans votre travail ?

Le film réalisé cette année s’inscrit dans un projet de recherche et d’enquête plus vaste, mené depuis plusieurs années autour de l’idée de n’avoir « rien vu » de Fukushima. Il se conçoit comme l’ouverture d’une porte vers l’écriture d’un récit plus ample. À travers la fiction, le film tente d’aborder l’événement comme un traumatisme collectif, dont les effets contaminent les relations humaines, les intimités et les perceptions du réel. Plus largement, les figures de l’évaporé et du fantôme traversent l’ensemble de mes récits. Ma pratique interroge sans cesse les possibilités de faire revenir les absents à l’image, de recréer de la mémoire, de refabriquer des images d’archives manquantes et de reconstruire des témoignages abîmés, lorsque les ondes secondaires des catastrophes produisent du silence et bouleversent les vivants.

Comment avez-vous envisagé le rapport entre le son et l’image dans votre film ?

Le film se divise en deux registres narratifs distincts. Une première partie, en prises de vues réelles avec son et dialogues directs, traite directement d’un présent fictionnalisé. La seconde partie représente une temporalité plus symbolique, intimement liée aux pensées intérieures de Jun, le personnage principal. Sons disjoints et images de synthèse y évoquent la tentative de recomposer un monde fragmenté par un deuil impossible à vivre pleinement. Cette partie est conçue comme une mémoire alternative et hybride, où chaque image fictive devient un acte de reconstruction intime. Les images, fabriquées artificiellement et stylisées à l’esthétique d’archives VHS, font resurgir brusquement le passé familial, à la suite de la disparition récente et mystérieuse du père de Jun. En off, sur ces images presque rêvées, se superpose une discussion téléphonique entre deux hommes tentant d’articuler leurs souvenirs pour appréhender l’état de cette absence soudaine. Ainsi, l’ensemble des dispositifs visuels et sonores compose une mémoire éclatée : l’image incarne un présent amputé et le passé d’une catastrophe fantôme, tandis que le son crée l’espace où ces fragments tentent de se recoudre.


Est-ce que vos films ressemblent à vos rêves ?

Ce sont souvent dans les silences que les catastrophes créent leurs propres mythes. Mes rêves sont réalistes, tandis que les récits qui influencent mon travail sont empreints de magie. Ma pratique privilégie un fantastique discret : apparitions, visions et gestes rituels deviennent des manières d’approcher l’indicible et les émotions enfouies des vivants. Pour ce film, comme dans ma pratique en général, les récits évoluent vers des espaces liminaux où réel et fiction se contaminent mutuellement.

Comment décririez-vous votre travail en quelques mots ?

Je m’intéresse aux générations marquées par un traumatisme qu’elles n’ont pas vécu directement, mais qu’elles portent comme héritage collectif. Ces traumatismes façonnent des identités bouleversées, à la fois héritières de mémoire et symboles de résilience et de renaissance. J’aime entremêler témoignages réels, fiction plus poétique et manipulation visuelle (entre prises de vue réelles et CGI), afin de remettre en jeu la puissance des mythes collectifs et des récits intimes que l’on se construit pour survivre. Je crois que j’envisage la fiction comme une possibilité de prolonger le réel à partir de traces.


Qu’est-ce qui vous inspire ?
L’idée d’un film naît toujours d’un manque ressenti chez un proche, que je cherche à combler. C’est sans doute ce qui explique l’omniprésence du disparu dans mon travail. Face à ces absences inhérentes aux tragédies, je me demande sans cesse comment les fictions et les imaginaires collectifs qui en découlent retravaillent les fractures du présent.

Quels sont les films qui vous habitent ?

J’avais entendu Wim Wenders revendiquer une conception du récit inspirée du cinéma japonais, notamment celui de Ozu, dans laquelle les films ne cherchent pas à clore le sens, mais s’interrompent volontairement avant la fin, laissant au spectateur la liberté d’imaginer, d’interpréter et de prolonger l’histoire au-delà de l’image. Je ne pense pas que cela soit propre au cinéma japonais, mais j’adore les films qui ne se révèlent jamais entièrement, ceux qui ne placent pas nécessairement la parole au centre du récit, qui décentrent la figure de l’Homme pour adopter une vision plus animiste, et qui s’amusent à rejouer le réel en l’augmentant de magie. Le meilleur exemple auquel je pense tout de suite c’est peut-être Vision de Naomi Kawase.


Qu’attendez-vous qu’un film produise en vous ?

Quand je suis en phase de production, j’aime découvrir un film et me retrouver après ça à remettre en question mes propres décisions narratives. Le reste du temps, j’ai l’impression d’aimer les films qui me désorientent, ceux qui me demandent plusieurs jours avant que je puisse en parler, et qui, finalement me laissent penser : « Comment ai-je pu me passer de ça jusqu’ici ? »

Que regardez-vous dans les films ?

Tout, mais surtout les silences partagés et les figures impassibles.

Quels sont les films qui ont marqué :

1. Votre enfance

— Big Fish de Tim Burton
— La traversée du temps de Mamoru Hosoda
— Sans Soleil de Chris Marker

2. Votre adolescence

— Asako I & II de Ryūsuke Hamaguchi
— 37°2 le matin de Jean-Jacques Beineix 
— Stalker d’Andrei Tarkovsky

3. Votre vie d’adulte

— After Life d’Hirokazu Kore-eda
— The Friends de Shinji Somai

3 mots que vous associez au cinéma ?

Hybride, empreintes, liens.

Qu’est-ce qui vous émeut au cinéma ?

Quand on finit par percevoir ce qui lie celui qui est filmé à celui qui le filme.

Qu’est-ce qui vous impressionne au cinéma ?

Les enfants.

Quels sont les paysages de cinéma que vous rêveriez d’explorer ?

J’adore faire ça pour les films qui m’ont profondément marquée : je ressens une sorte de satiété en accédant enfin aux lieux du film. Plus jeune, j’ai passé l’été à Gruissan pour découvrir les décors de 37°2 le matin. Plus récemment, j’ai fait la même chose après avoir vu Drive My Car : je suis partie sur les digues de Hiroshima pour retrouver certains lieux du film. J’adorerais pouvoir faire la même chose avec Solaris ...

Quelles sont les sensations que vous procure le cinéma et que vous ne trouvez pas ailleurs ?

Le simulacre de toucher l’indicible pour quelques instants.









Ysana Watanabe est une artiste réalisatrice franco-japonaise née à Marseille en 1999. En 2021, elle réalise un premier court métrage entièrement en photogrammétrie, alors qu’elle étudie la mode et l’image à l’école Duperré et suit le programme de la Fondation Culture & Diversité à La Fémis. Sa pratique artistique articule l’écriture de récits fictionnels et des expérimentations autour de la génération d’images de synthèse. En 2025, elle intègre Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains, où elle développe cette année son quatrième film, documentaire expérimental autour de la figure des Shinsai Babies.