Questionnaire

Rebekka Deubner



Quels sont les films qui ont marqué...
    1. Votre enfance ?

Mon voisin Totoro d’Hayao Miyazaki. C’est le film que j’ai le plus vu. Une première fois enfant et puis plein de fois en tant qu’adulte.
Mars Attack de Tim Burton. Moins pour le film que pour le principe instauré par ma tante pendant son visionnage : on devait se cacher les yeux dès que ça « faisait peur » selon elle, habitude que j’ai gardée depuis. Ce que je décide de ne pas voir au mieux ne se passe pas, au pire se passe un peu moins violemment.
— Et Blanche-Neige et les Sept Nains de David Hand que j’ai mis des années à terminer car la sorcière m’inquiétait trop. La première fois que je l’ai regardé avec mon petit frère j’ai mis sur pause lorsqu’on voit la sorcière rigoler avec un regard « caméra » en tenant la pomme empoisonnée à la main, la forêt dans le fond. Je l’ai terminé bien plus tard il me semble.

2. Votre adolescence ?

Autant en emporte le vent de Victor Fleming pour l’amour que ma mère lui portait, qui l’a vu X fois. La première fois c’était avec sa cousine Hélène assises sur les marches d’un cinéma du quartier latin dans une salle bondée.
Scream, je ne sais plus lequel, qui m’a traumatisé des films d’horreur quand j’avais dans les 12/13 ans. Pendant des années j’ai refusé d’en voir d’autres, ce qui me valait de louper « les moments films d’horreur » pendant les pyjama parties de mon adolescence avec mes copines.  Il a beaucoup participé à ma capacité à me faire des films dans ma tête par la suite quand je trouvais des situations ou des éléments inquiétants dans le réel.
 Et Taxi Driver de Martin Scorsese, recommandé par ma mère aussi, j’y aimais tout : l’ambiance, les lumières, New-York la nuit, la voix-off du personnage de De Niro.

3. Votre vie d’adulte

— Il y en a trop. Je pense à Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. J’étais dans ma phase obsessionnelle Marguerite Duras après le lycée après avoir lu Un barrage contre le Pacifique. Ce film m’a ouvert une première entrée sur le Japon, a fait germer une envie, qui s’est transformée en terrain de jeu, d’exploration, de voyage, de rencontres et de travail depuis.
— Et puis il y a eu Obsession de Brian De Palma. Moins pour le film que pour l’histoire qui y est liée : Ken, le garçon avec lequel j’ai ensuite traversé quelques années de mon jeune âge adulte m’avait prêté le DVD qu’il avait sur lui à la soirée où on s’est rencontrés. Ça a ensuite été notre prétexte pour se revoir. J’aime bien la corrélation entre le titre du film et le début de notre histoire d’amour.

Enfant, qui vous montrait des films, comment avez-vous eu accès au cinéma ?

Avec ma mère on allait au cinéma de temps en temps, on y a vu entre autres Croc-Blanc de Randal Kleiser, Microcosmos : Le Peuple de l’herbe de Claude Nuridsany et Marie Pérenn et Le peuple migrateur de Jacques Perrin, Jacques Cluzaud et Michel Debats. Que des histoires d’animaux ! Ce sont mes premiers souvenirs de cinéma et je me rends compte que c’était du cinéma qui faisait voyager, dans l’espace et dans le micro-macroscopique. Et chez sa soeur on avait le droit à la télé qui était quasi interdite à la maison. Pendant les vacances le matin on se collait devant les séries de KD2A sur France 2. C’est là que j’ai eu mes premiers traumas horrifiques avec Chair de Poule et un épisode sur des nains de jardin qui avait le pouvoir de transformer les humain.e.s en nains de jardins.

Qui vous montre des films aujourd’hui ?

Aujourd’hui je ne sais pas trop qui me montre des films. Ken me montrait beaucoup de films quand on était ensemble, il m’a fait revoir mes aprioris sur la SF, les films de genre, m’a fait découvrir plein d’animés des années 80, 90 avec Akira notamment. Ça a été un petit bouleversement esthétique alors que j’étais pleine de réserves. J’y ai découvert des lumières mouillées, des sons, du cuir, des ambiances dystopiques, des musiques si évocatrices que j’en écoute la bande-son régulièrement, des versions gluantes, robotiques, désertiques, aseptisées des années 2000, des corps hybrides et des luttes contre le pouvoir et les puissants. Je suis tombée dedans, et le cinéma a progressivement ouvert la voie à la littérature.

Montrez-vous des films aux autres ? 

Je pense que j’aime montrer des films quand je suis en relation intime avec quelqu’un mais dernièrement ça ne passe plus trop par ce médium.

Racontez-nous un souvenir de cinéma.  

La Porte du paradis de Michael Cimino a été restauré et repassait en salle. Je suis allée le voir à l’UGC les Halles avec des amix, le film durait une éternité, on avait apporté de quoi pique-niquer pour tenir pendant toute l’odyssée.

Parlez-nous d’un film dont le rapport au temps vous fascine.

La Double vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski et dans un tout autre registre le dessin-animé Les Maîtres du temps de René Laloux.


Parlez-nous d’un film que vous aimez pour ses images.
Fitzcarraldo de Werner Herzog. Je ne l’aime pas pour toutes ses images mais il y en a une qui m’en reste : le passage vers la fin du film où l’on voit les radeaux en déroute sur l’Amazonie. On dirait des scènes de théâtre portant une tragédie humaine aberrante au sein de la jungle.

Parlez-nous d’un film que vous aimez pour son récit.
Encore La Double vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski et aussi Level Five  de Chris Marker.

Parlez-nous d’un lieu lié au cinéma qui vous est cher.

Le Quartier Latin pour les souvenirs que j’y ai et pour les souvenirs de ma mère quand elle était jeune. Dans ma famille il y avait un peu le mythe du Quartier Latin qui était entretenu, avant que ça devienne un parc à touristes et quand c’était encore très de gauche, artistique et étudiant. Je trouve qu’on en perçoit encore des bribes dans le café Le reflet en face du Reflet Médicis.


Un détail insignifiant dans un film dont vous vous rappelez souvent sans trop savoir pourquoi ?

Le cheval en origami dans Blade Runner de Ridley Scott (insignifiant dans le sens où c’est un tout petit objet), la musique de The Mamas and the Papas dans Chungking Express de Wong Kar-Wai, la lumière sur les protagonistes dans la scène introductive de Pique-nique à Hanging Rock de Peter Weir, la reprise de Take My Breath Away en cantonais dans As Tears Go By de Wong Kar-Wai.


Citez…

Un film qui vous fait peur.

Le Temps du loup de Michael Hanecke. Je l’ai arrêté cinq minutes avant la fin, je le trouvais insoutenable par la glauquitude souillée du monde post-apocalyptique très réaliste qu’il y dépeint. Je ne l’ai jamais terminé, préférant l’incertitude à la fin véritable. Et puis Eraser Head de David Lynch. J’ai quitté la salle de cinéma au bout d’assez peu de temps. La vision de l’enfantement, du bébé et de la maternité m’a fait fuir. Le dernier film qui m’a fait peur par la réalité qu’il me semble décrire était La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer. J’ai eu l’impression qu’il me mettait face à notre capacité à cohabiter, à vivre avec et à côté de l’innommable, bien au delà du cas particulier qui y est dépeint.

Un film qui vous fait rire.
L’été de Kikujiro et les âneries de Takeshi Kitano. Toute la première partie des Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa.


Un film qui vous fait pleurer.
Plein de films différents, le dernier ayant été La Zone d’intérêt et il n’y a pas si longtemps Nausicäa de la Vallée du Vent de Miyazaki.


Un film dans lequel il fait bon se perdre.
Les films de Wong Kar-wai. Pour ses lumières, ses couleurs, ses personnages un peu somnolents et son temps étiré.


Un film confortable.
Mon voisin Totoro pour la maison à la campagne, pour Totoro et pour les arbres qui poussent à toute vitesse.
— La ripaille continuelle, drolatique, tragique et sensuelle dans le film de Jūzō Itami Tampopo.



Que regardez-vous dans les films ?
Beaucoup les visages et les expressions, les postures, ça me touche et je trouve ça assez génial de pouvoir fixer un visage sans être gênante pour la personne que je regarde. C’est quelque chose que je recherche en photographie aussi, comme une excuse pour regarder des près et/ou longtemps.

Trois mots que vous associez au cinéma ?
Plonger (dans une) ambiance narrée.

Citez un film que vous associez…

À une musique : Akira de Katsuhiro Ōtomo
Blade Runner de Ridley Scott
Ghost in the Shell de Mamoru Oshii
Nausicäa de la Vallée du Vent d’Hayao Miyazaki
La Double vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski

À une couleur :
La trilogie Bleu, Blanc et Rouge de Kieślowski, facile mais wouah !


À un visage :
Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda
Un été avec Monika d’Ingmar Bergman
— Les visages dans les films d’Éric Rohmer, de l’actrice principale dans Le rayon vert que je trouve aussi touchante qu’exaspérante.
— Les visages des hommes dans le documentaire Vers la tendresse d’Alice Diop.


À une lumière :
Les néons à la lumière verdâtre des films de Wong Kar-wai.
Peau d’âne pour les robes de Deneuve.
 La lumière dans la fonderie de ce qui me semble être le plan d’ouverture de Voyage au bout de l’enfer.

À un lieu :
— Les paysages de campagne dans Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda.
— Les faubourgs de Rome dans Mamma Roma de Pasolini.
— Le laboratoire en sous-sol de Nausicäa où elle étudie les plantes qu’elle ramasse dans la forêt interdite.
— Le lac et ses abords de L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie. 

À un vêtement :
Encore les robes de princesse de Deneuve dans Peau d’âne
— Les manteaux en cuir dans Matrix des Wachowski.
— Les kimonos et les yukatas dans les films couleur d’Ozu.
L’esthétique SF des tenues dans le désert dans Mad Max de George Miller. 


À un son :

  Nausicäa de la Vallée du Vent pourson instrument qui lui permet d’attirer les omus à elle et de communiquer avec eux
Dans Bonjour d’Ozu le « I love you » à répétition du petit frère et les bruits de pets des garçons qui ressemblent à tout sauf à des pets.
— La scène des feux d’artifice dans Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax, tout le film a un traitement étonnant et marquant du son.

À un objet :

La pilule rouge ou bleue proposée à Néo dans Matrix.
— Le rideau rouge de la pièce rouge dans Twin Peaks de David Lynch. 


À une forme :

La femme des sables d’Hiroshi Teshigahara où les personnages vivent dans un puits/vallon creusé dans le sable et qu’il faut constamment vider du sable qui s’y écoule.

Au silence :

L’Île nue de Kaneto Shindō dans laquelle le réalisateur a choisi de ne pas faire parler ses personnages pour que son film soit universel.

Au désordre :

— Les espaces hantés de fantômes de Mati Diop dans Atlantique

Au confort  :

— Les intérieurs des maisons japonaises des films de Mizoguchi. C’est un confort visuel.

Qu’est ce qui vous émeut au cinéma ?

À peu près tout, un premier baiser, des malheurs, la mort, des retrouvailles. Quand le film crée une empathie avec celles et ceux qu’on voit à l’écran, leur vie, leurs aventures, les causes défendues aussi.


Qu’est ce qui vous impressionne au cinéma ?

La capacité à raconter une réalité dans le documentaire ; à la fois mettre en confiance et se faire oublier. Réussir à créer de l’empathie par le film, rallier à des causes, des idées, des courants de pensée.


Quels sont les films qui vous habitent ?

Nausicäa de la Vallée du Vent pour son récit portant l’espoir dans un monde dystopique, qui me semble presque familier.


Dans quels films aimeriez-vous habiter ?

Dans Les Maîtres du temps, j’aimerais habiter un temps sur l’île du vieux monsieur entouré des nénuphars d‘où naissent des petit êtres volants.

Quels sont les paysages de cinéma que vous rêveriez d’explorer ?

Les forêts de Miyazaki avec leurs esprits et leur flore luminescente ; ou bien dans un tout autre genre, plutôt du côté du cauchemar, la ville portuaire des enfants de la cité perdue. Et sinon les rues pluvieuses et illuminées de Blade Runner.


Quel cliché vous agace terriblement au cinéma ?

Les fins punitives pour des personnages féminins « trop libres » comme dans Les nuits de pleine lune de Rohmer ou Vivre sa vie de Jean-Luc Godard.

Dans quels films aimez-vous vous perdre, divaguer, rêver, penser à tout autre chose que ce qu’il se passe à l’écran ?

Sans soleil de Chris Marker et dans le New-York des années 70 dans News from Home de Chantal Akermann.

Le cinéma laisse-t-il son empreinte sur votre travail ?

Il le laisse sans doute dans ma manière de plus en plus présente de ne plus chercher à faire une image mais plutôt une séquence d’images successives pour capter un geste ou un panorama, montrer un moment.

Si vous faisiez du cinéma, ça ressemblerait à quoi ?

À de la contemplation.

Quels films auriez-vous aimé réaliser ?

Je ne pense pas que je voudrais le réaliser mais j’aimerais en faire la photo de plateau : l’adaptation du roman Les bébés de la consigne automatique de Ryū Murakami.

Qu’est-ce que vous faites quand vous vous ennuyez devant un film ?

Autre chose.

À votre avis pourquoi le cinéma est-il un art si populaire ?

Peut-être parce qu’il stimule presque tous nos sens, qu’il sature notre imagination et qu’il nous permet de nous extraire de nos réalités.

Avec quelles autres pratiques artistiques votre travail dialogue-t-il le plus ?

Je le fais dialoguer avec du son, du texte, de la vidéo, un peu de mobilier et parfois des objets qui peuvent évoquer l’installation.

Si on faisait un film sur vous ce serait un film sur quoi ?

Ça serait un film sur la trace, sur la tentation et la tentative d’attraper, d’incarner ce qui reste et donc ce qui lie. Aussi sur ce qui lie les corps entre eux, quelle que soit leur nature, végétale, animale - humain et non-humain, minérale. Une cartographie des interdépendances entre eux.
Rebekka Deubner est une photographe-plasticienne née en 1989 en Allemagne. Elle vit et travaille en Île-de-France, alliant pratique personnelle, photographie de presse et commerciale. Elle est diplômée de L'école des Gobelins, et la fondatrice de la maison d'édition le rayon vert. Elle est à sa manière une diariste. Sa pratique s’inscrit dans la continuité de ce pan de l’histoire de la photographie qui revendique une approche associant le banal, le micro-événement et l’écriture de soi. Ses images incarnent ses questionnements autour des corps mutants, végétaux-animaux-minéraux, leur filiation et leurs inter-dépendances. La photographie forme le cœur de sa pratique, s’agrégeant avec du son, de l’édition, de la vidéo, du texte et des objets afin de déployer des espaces engageants et sensibles.

images : extraits des séries Squid Milk et strip
 
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