Questionnaire

Nina Medioni



Quels sont les films qui ont marqué...
    1. Votre enfance ?

Toute mon enfance est marquée par les films de Jacques Demy et en particulier Les Demoiselles de Rochefort. Je l’ai revu en boucle à différents moments de mon enfance et au début de mon adolescence. Je l’ai tellement vu qu’il y a quelque chose de l’atmosphère du film, ce mélange de mélancolie et de joie, d’espoir dans la rencontre fortuite qui m’accompagne aujourd’hui. Je pense aussi aux 400 coups. C’est un film que je trouvais très triste enfant, difficile à regarder au bout d’un moment parce qu’on sait que le monde des adultes va le rattraper, que sa liberté n’est que provisoire. Je me souviens de cette scène où Jean-Pierre Léaud rentre dans une attraction qui le fait tourner très vite et il se retrouve projeté sur une paroi. Il tourne alors son corps et met sa tête vers le bas, les jambes en l’air. Je me souviens d’avoir trouvé ça effrayant et très attirant en même temps. C’était rare pour moi de voir un personnage d’enfant aussi affranchi. Je pense aussi parfois à la scène de fin où il s’échappe du camp pour aller vers la plage. C’est une longue séquence qui le filme de profil et qui m’émeut. J’aimais et j’aime encore la petite musique qui parcourt le film et qui parle de mon enfance autant que les chansons de Demy.

2. Votre adolescence ?

À l’adolescence, j’ai continué à m’attacher à des films auxquels je croyais vraiment mais que j’aurais du mal à revoir aujourd’hui. J’ai beaucoup vu Pierrot le Fou avec mon amie Esme, on apprenait par coeur des bouts du film. J’avais envie de découvrir le sud que je ne connaissais pas et qui pour moi devait ressembler à ces forêts de pins. C’est aussi grâce au film que j’ai commencé à lire de la poésie. Je pense aussi à Cléo de 5 à 7. J’aimais beaucoup la mélancolie du personnage qui pourrait aussi venir des Demoiselles de Rochefort. Elle traverse Paris un peu comme une somnambule. C’est une ville qui n’existe plus avec des spectacles de rue inquiétants et des bus avec des extérieurs. Je pense à la scène où elle va chez la marchande de chapeaux et où elle trouve un chapeau d’hiver qu’elle voit instantanément dans la vitrine et qu’elle veut porter.

3. Votre vie d’adulte ?

Tous les films de Clarisse Hahn. J’aime la manière dont sa caméra est un prolongement de son regard, celui d’une femme qui part à la rencontre d’un monde souvent masculin. Contrairement à beaucoup de réalisateurs dans le documentaire, elle n’utilise pas la caméra comme un moyen de se cacher mais au contraire de s’exposer, autant aux regards de ses amies que de ceux qui peuvent lui être hostils. Elle a quelque chose de courageux que j’admire beaucoup. Dans le film Kurdish Lover, elle part au Kurdistan pour rencontrer sa belle-famille et se retrouve à certains moments prise à parti en tant qu’étrangère et femme non mariée. Il y a cette scène où elle se retrouve seule, dans la nuit, face à un cousin de son copain. Il se saoule, commence à tituber et à avoir des mots assez violents pour elle. Il y a quelque chose d’inquiétant mais elle garde sa caméra et elle continue de le filmer jusqu’à un moment de redescente où il perd ce côté menaçant et apparait assez fragile. Dans cette manière de faire durer les plans, je trouve qu’elle donne aussi la possibilité aux autres d’être multiple, d’être à la fois violent et attachant, intelligent et stupide. Je pense aussi un peu à tout les films de Desplechin jusqu’à Un Conte de Noël. J’ai beaucoup aimé Rois et Reine. C’est un film que ma mère a dû me montrer et c’est comme si ça nous avait aussi permis de nous dire des choses sans les dire. Depuis, c’est un film que j’aime bien partager avec des gens que je rencontre, avec qui j’ai envie de devenir proche. J’ai l’impression qu’il a quelque chose d’assez universel, qui peut toucher chacun et qui reste ensuite avec nous.

Racontez-nous un souvenir de cinéma.  

Je me souviens avoir rencontré Valerie Mrejen quand j’étais jeune adulte. J’étais très fan d’elle, de ces livres, de ces films et j’attendais beaucoup de notre rencontre. L’excuse, c’était un article pour le journal de la fac. J’avais beaucoup (trop) préparé mes questions, je devais apparaître très scolaire et je crois que je l’ennuyais un peu. À un moment elle m’a dit : « En fait quand je finis un film, j’éprouve la même satisfaction qu’une ménagère qui a bien rangé son placard. » Sur le coup ça m’a choqué, je trouvais ça très prosaïque, j’étais déçue par l’entretien. Maintenant je trouve cette formule géniale, je la garde avec moi.

Citez…
    Une ouverture de film qui vous plaît.

Le pont transbordeur dans Les Demoiselles de Rochefort. C’est l’arrivée des forains via le pont transbordeur à Rochefort et la promesse d’une fête. Le film démarre directement avec la musique de Michel Legrand et les danseurs nous regardent et rient.

    Une fin de film qui vous plaît.

Pendant tout le film (Les Demoiselles de Rochefort, toujours), Delphine et Maxence manquent de se rencontrer.  Delphine se décide à partir avec les forains pour rejoindre Paris. La caméra filme ensuite l’enfilade de camions, puis s’arrête sur Maxence, au bord de la route, qui cherche justement à arrêter une voiture et finit par monter avec eux. Dans mon souvenir d’enfant, c’est vraiment une fin ouverte et j’aimais bien ça ; maintenant ça me paraît un peu évident qu’il vont se retrouver.

Quels sont les fantômes de cinéma qui vous hantent ?

La voix d’Alain Cavalier ou de David Perlov qui viennent commenter toutes les petites choses dans leurs journaux vidéos. Dans Le Filmeur, Alain Cavalier commente tout et il place directement ce qu’il voit dans un temps révolu, qui appartient déjà au récit. Je pense souvent à leurs voix, à leurs présences mélancoliques qui placent tout ceux qui font des images dans une forme de dilemme. Filmer ces moments intimes, ensoleillés,  c’est s’en séparer. “Manger ou filmer la soupe” dit Perlov.

Que regardez-vous dans les films ?
Je regarde les actrices. Je suis toujours plus émue par la beauté des actrices que par celle des acteurs. Je regarde leurs traits un peu comme quand on regarde quelqu’un.e qu’on trouve très beau.belle dans les transports mais qu’on ne connaît pas, sauf que là on peut vraiment s’autoriser à les regarder. Par exemple quand je regarde Rois et Reine, j’aime beaucoup Emmanuelle Devos. Elle est très belle et impressionnante et j’aime beaucoup l’idée qu’on puisse la suivre à un moment devant un miroir, dans ses coulisses. Elle se regarde, elle se mord les lèvres et elle se frotte les joues parce qu’elle va rendre visite à Mathieu Amalric.  


Qu’est-ce qui vous émeut au cinéma ?

Je pleure souvent pour des personnages de femmes un peu téméraires. Je suis très émue pour Emmanuel Devos dans Rois et Reine quand son père meurt et qu’elle découvre sa lettre, ou lorsqu’elle cherche à se marier avec son conjoint, décédé quelques mois avant. Toutes sortes de film aussi avec Gena Rowland, et aussi Tout sur ma mère pour cette femme qui perd son fils et qui m’a laissé un souvenir fort mais un peu flou (l’histoire est assez dense). Je suis émue aussi souvent par des films qui se passent à Paris. J’y ai grandi et je n’y habite plus, du coup j’ai un rapport un peu nostalgique à la ville. Des films que j’ai nommés avant (Les 400 coups, Cléo de 5 à 7) me touchent aussi pour ça … Il n’y a pas très longtemps, j’ai vu La Vérité si je mens ! et ça m’a aussi plongé dans une forme de mélancolie, une vision peut-être un peu idéalisée de ce que j’ai connu du quartier du Sentier quand j’étais enfant.  


Qu’est-ce qui vous impressionne au cinéma ?

Je suis impressionnée par les réalisateurs.trices que je trouve courageux.se, qui font des films sans moyens et surtout en faisant de leur présence le moteur du film, l’écran sur lequel se jettent un peu les autres. Je pense notamment à Août de Avi Mograbi. Il se place dans des espaces publics, il fait de la présence de la caméra un motif de débat, un accélérateur de conflits et il parvient à filmer, à rendre grotesque la violence de la société israélienne.

Qu’est-ce qui vous amuse au cinéma ?

J’aime bien l’humour un peu farce, un peu guignol au cinéma. Monty Python : Sacré Graal !, c’est un film que j’ai beaucoup vu avec un groupe d’amies durant mes années de collège. On se le repassait et on adorait la scène du Lapin Tueur ou le Chevalier Noir qui se fait découper en morceaux. J’ai aussi revu récemment Zazie dans le Métro qui m’a fait beaucoup rire. J’aime beaucoup la répartie de cette petite fille, et la manière dont elle se moque de ces adultes qui finissent par être des personnages très étranges, notamment Trouscaillon.

Quels sont les films et séries qui vous habitent ?

Pour les films, sans hésiter : Les Demoiselles de Rochefort. Dans mes nouvelles amitiés, je trouve que c’est un heureux présage quand quelqu’un me dit qu’il aime ce film. Pour les séries, je me souviens avoir été très marquée par Six Feet Under. C’est la première série que j’ai dû voir et j’allais louer les dvds avant de les regarder avec ma mère. C’était notre rituel. La manière de consommer les épisodes n’était du coup pas du tout celle de maintenant. Il y a quelque chose qui s’étalait et j’avais l’impression que la série était très longue. J’ai gardé en tête pas mal d’images dont une des scènes de fin où l’on voit mourir Claire. Durant les premières saisons, elle incarne une adolescente turbulente, sans direction. On la voit soudain chez elle, vieille, entourée d’images. On comprend qu’elle a dû être photographe.

Le cinéma laisse-t-il son empreinte sur votre travail ?

C’est difficile à dire, car je pense souvent en image fixe ce que je vois. Mes images partent souvent d’une rencontre avec quelqu’un que je ne connais pas ou que j’observe longtemps, avant qu’une combinaison de choses n’advienne : ce qu’il fait, où il est, la lumière sur son visage me donnent envie de faire une image. Après, peut-être que ma position en elle-même me renvoie à des figures assez romantiques que j’ai pu croiser chez Demy ou Varda. Je passe beaucoup de temps seule en fin d’après-midi à marcher dehors, à chercher « la » personne à prendre en photo.

Si vous faisiez du cinéma, ça ressemblerait à quoi ?

J‘aimerais faire un film qui soit une collecte de témoignages, quelque chose où je me perde dans une foule que je questionne. Je pense souvent à l’une des premières scènes du film Chronique d'un été où Marceline fait un micro-trottoir un peu informel dans Paris et arrête des inconnus pour leur demander  «  Êtes-vous heureux ? »

À votre avis pourquoi le cinéma est-il un art si populaire ?

Quand le premier confinement a demarré, j’ai créé un groupe d’échanges de film où j’ai invité quelques amis. L’idée était simple : se partager nos disques durs. Au bout d’une semaine on était 10000. C’est devenu une sorte de phénomène (La Loupe) qui m’a complètement dépassée et j’ai passé les rênes à des amis au bout de quelques jours. Au-delà de l’offre de films, je pense que ce groupe a dû permettre à des gens qui ne se connaissaient pas, dans un moment où on avait besoin d’être ensemble, de faire communauté. C’est un art populaire parce qu’on fabrique de l’expérience, des souvenirs, quand on va voir un film. On est traversés par des émotions, un réseau de connaissances, de codes qu’on a ensuite envie, pour moi, de partager avec les autres.

Avec quelles autres pratiques artistiques votre travail dialogue-t-il le plus ?

Avant la photographie, j’ai fait des études littéraires et j’ai été marqué par Un test de Solitude d’Emmanuel Hocquard. C’est un recueil de sonnets, imparfaits, troués, qui racontent une tentative quotidienne, manquée, de rencontre amoureuse. Chaque jour, le poète retente sa chance, il refait le même trajet jusque chez « Viviane, boulangère ». Il se répète, il tente d’exprimer son amour et à chaque page le sonnet devient plus fragmenté, composite jusqu’à disparaître. Cette errance-là, cette répétition vaine, elle me parle beaucoup. Mes projets m’amènent souvent à retourner vers un même endroit quotidiennement quitte à me placer dans une forme d’échec. J’aime bien aussi aller voir des peintures quand je suis à Paris. Je ne sais pas si ça m’inspire mais ça me procure autre chose. Regarder un tableau ça me plonge dans une forme de lenteur, de contemplation que j’ai du mal à trouver dans la photo. Le travail de Nathanaelle Herbelin, en ce moment, m’émeut beaucoup.

Est-ce que vos images vous ressemblent ?

Je crois. Je construis souvent mon travail en séquence, une suite d’images qui se suivent dans le temps. Ce n’est pas tant une référence au cinéma pour moi qu’à ma propre hésitation.

Nina Medioni est née en 1991 à Paris, elle vit et elle travaille à Marseille. Diplômée de l’ENSP, Arles en 2019, elle y développe une écriture documentaire liée au reviens y, à l’errance, au temps long et à l’hésitation. Elle se consacre ensuite à la production du projet Le Voile avant de s’installer à Marseille. Elle travaille alors sur la série Un été au Prépaou qui sera publié en 2024 chez September Books. En 2023, elle réalise le film Le Chalet qui est entré dans la collection du CNAP. Son travail a été exposé entre autres durant Les Rencontres de la Photographie de Arles en 2019, au Festival Photo-Saint Germain à Paris en 2022, au Centre Photographique de Marseille et à la Villette en 2023. Elle fait partie des Coup de Coeur du prix Le Bal / ADAGP 2025 avec son nouveau projet Le Hameau.   
 
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crédits images : Nina Medioni, Le Hameau