Le cinéma mis en regards

                            Lucas Charrier





désordres est une revue en ligne dont l’ambition sera de parler de cinéma avec ceux qui fabriquent les films mais aussi avec ceux qui les regardent et s’en inspirent, les cinéastes donc, mais pas seulement. Il s’agira d’aller glaner la parole d’artistes, plasticiens, photographes, vidéastes, peintres, graphistes, illustrateurs, architectes, musiciens… et de placer l’image au centre d’une réflexion sur le cinéma qui se veut la plus ouverte et riche possible. Nous souhaitons nous départir du discours critique et tenter de proposer un autre regard sur le cinéma, transversal et protéiforme. Ce qui nous importera ici est de comprendre ce qui se joue à la jonction des médiums, d’en observer les rouages et les multiples articulations, de comprendre le dialogue qui se noue entre les oeuvres. Désordres souhaite être le lieu privilégié d’un entrelacs, celui qui naît de la porosité de l’acte de création. Nous nous intéresserons notamment à la façon dont les artistes regardent et ressentent les films, à leur façon d’en parler, de s’en enrichir et de s’en saisir, de les vivre et des les intégrer, ou non, à leur pratique. Nous avons à coeur de déplacer le regard, de proposer une alternative, un positionnement différent, étanche aux postures critiques et à la dictature du bon goût, pour s’intéresser, de près, à la création contemporaine dans tout ce qu’elle a de complexe, d’exaltant et d'erratique.

« Nous vivons cinq fois plus longtemps depuis que l’homme à inventé le cinéma. »
— Yi Yi

« Je me souviens de tout, c’est pour ça que je ne regarde pas de films. »
— Memoria

Ce que nous disent les citations extraites de Yi Yi et Memoria, c’est le supplément de vie que nous offre le cinéma et que nous emmagasinons, que nous accumulons, que nous stockons. Nous vous proposons de plonger dans notre mémoire de cinéma, toute fragmentaire et chaotique qu’elle soit, et d’en faire jaillir une pensée sensible et poétique, un désordre que la revue accueillera à bras ouverts. Son nom, emprunté à la série du photographe Jean-Louis Garnell, raconte le grand désordre qui nous agite tous et qui anime les créateurs, celui qui nous bouscule et nous invite à faire le tri, à mettre de l’ordre dans nos idées, ou au contraire à inciter le désordre.

Nous tenterons de comprendre ce qui, dans le flot de sons, d’images et de récits qui afflue sur nos écrans, bouscule en nous ce qui semblait pourtant si bien rangé. Désordres n’aura de cesse de chercher de nouveaux agencements, de nouvelles façons de créer du lien entre les pratiques. C’est une revue passerelle, une revue de passeurs, de paroles que l’on recueille, et de gestes que l’on fixe droit dans les yeux, de haut en bas et de bas en haut, sous toutes les coutures et même de dos, comme dans les photographies du petit Yang-Yang dans le chef d’oeuvre d’Edward Yang, Yi Yi. Un matin avant de partir à l’école, Yang-Yang demande à son père : «Papa, je ne peux pas voir ce que tu vois et tu ne peux pas voir ce que je vois. Comment je peux savoir ce que tu vois ?». Son père de répondre : «C’est une bonne question, je n’y ai jamais pensé… C’est pour ça qu’on a besoin des caméras.» Voilà une belle question de cinéma. Lorsque Yang Yang photographie les gens de dos, il fait exactement ce que chaque créateur cherche à faire : montrer ce que les autres ne voient pas. Révéler. Avec son regard à lui, ses outils à lui. À sa façon. Ce sont précisément ces expressions, les plus sensibles et personnelles, celles qui nous ouvrent les yeux, qui seront à l’honneur dans Désordres. Yi Yi pourrait être le manifeste rêvé de la revue, pas seulement parce ce qu’il pose ces questions qui ont tant à voir avec la fabrication des images et du temps au cinéma, mais aussi parce qu’il organise et filme un désordre nu. Sans artifice. Or, une des envies qui motive Désordres c’est aussi celle de reconnecter le cinéma avec ses images et avec le monde, de faire confiance à la cinégénie naturelle des choses et d’aller puiser à même les films, photogrammes, raccords, couleurs, lumières… Nous ressentons la nécessité d’affirmer que parfois, les images se suffisent à elles-mêmes. Si par exemple la forme de l’entretien nous est chère, les mots sauront aussi se taire pour laisser parler les images. C’est ainsi que nous espérons, modestement, créer un espace de co-habitation propice au surgissement d’un joyeux désordre.