L’endroit du décor

                            Lucas Charrier





Deux mouvements simultanés agissent en lame de fond dans le cinéma d’Andrés Baron : une patience, un état quasi méditatif (qui trouve un écho dans l’expérience spectatorielle), un temps de répétition extrêmement méthodique et rigoureux contraint par les limites de tournages en pellicule qui ne laissent que très peu de place à l’erreur. L’autre mouvement se nourrit lui précisément de cette marge d’erreur qui persiste malgré tout, d’une forme d’improvisation, de collisions de formes et d’idées, de circulation et de porosité, de fabrication collective et participative au cours de laquelle chaque acteur du film, chaque élément, chaque outil doit trouver sa place. Faire sa place. Andrés Baron filme des motifs et des corps, joue et rejoue des gestes simples, mais il filme aussi surtout des interactions, entre tous les types de performeurs qui agissent dans le cadre (entre les acteurs et le décor, les acteurs et la caméra, la lumière et les surfaces...). Là un regard caméra, ici une ombre, un reflet, une main qui s’affaire... L’intervention de cette complicité collective est essentielle car elle permet un assouplissement des protocoles et un glissement tout en douceur vers une forme de collage minutieux de motifs dont la friction, presque aléatoire et autonome, produit parmi les plus belles rencontres de cinéma qui soient. L’exemple le plus parlant tient peut-être dans le diptyque Red Logics, où deux images réunies par un split-screen étonnant (d’un côté une main dessine des cercles rouges sur une feuille blanche, de l’autre un chien se fait peigner les moustaches sous un arbre) dialoguent, côte à côte, dans un seul et même cadre au rythme d’une mélodie lancinante. Ses films sont des gestes d’une grande musicalité, des mouvements exécutés avec la grâce et le sérieux d’un athlète dont les échauffements feraient partie intégrante de la performance. Il y a toujours dans l’image quelque chose qui nous tient en haleine et qui contrevient à l’assoupissement que la cadence des images suggère. Comme une tension qui s’installe dans la durée, dans la lenteur des ralentis, et suggère qu’une logique supérieure anime l’ensemble. Une bascule s’opère et retourne les films sur eux-mêmes. On entre peu à peu dans un espace liminal, un seuil, un entre-deux qui détourne l’imaginaire du cinéma, ses outils et ses codes, pour les mettre au service d’une pratique à la fois lyrique et cérébrale du portrait. Andrés Baron invente son propre langage, non-verbal, physique et sensoriel, en images (filmées, imprimées, pliées, dépliées, affichées...) et en sons, il emprunte, ré-utilise, assemble tout ce qui peut lui permettre de faire surgir une émotion, d’évoquer une idée, de solliciter les sens, de travailler une narration, par vignettes, boucles et fragments. L’envers et l’endroit se confondent. Ce pourrait être ça le territoire d’Andrés Baron : l’endroit du décor. Tout un monde, sans dessus ni dessous, qui crée du réel à partir du factice, et inversement. Tout un monde, merveilleusement concret, qui se déplie sous nos yeux comme le patron d’une maquette dont il filmerait le moindre pli.