De A à Z

Gernot Wieland 




Vos films ont un rapport très spécifique à la logique, au sens des choses, du langage et des images, ils empruntent des raisonnements assez singuliers et déploient tout un ensemble de techniques et de narrations très variées, de manière ludique et extrêmement dense. Vous créez du sens, vous cherchez du sens et surtout vous partez dans tous les sens. On se perd dans le dédale de pistes et d’idées que vous lancez, ce qui est très excitant et amusant. Cherchez-vous à faire sens dans vos films et qu’est-ce qui fait sens pour vous ?

Malheureusement, il n’y a pas de réponse courte à cette question. Je pense que pour moi, tout est lié à mon éducation dans un pays, l’Autriche, dans lequel il y avait une culture du silence très forte. On ne parlait pas du passé, ou seulement pour évoquer Schubert, Egon Schiele, Mozart et Klimt. Très tôt, je me suis demandé pourquoi les gens réagissaient avec autant de véhémence quand on parlait de notre passé. J’ai été confronté à ces réactions à de nombreuses reprises quand je soulevais la question de la culpabilité. Aujourd’hui les choses ont changé, mais je suis né en 1968 et de toute ma scolarité je n’ai jamais entendu le mot holocauste. Enfant, je ne comprenais pas d’où venait cette colère, pourquoi ces questions étaient reçues comme ça. Je me suis vite intéressé à toutes ces couches psychologiques que chacun porte en soi. Je n’avais pas les mots mais je sentais que quelque chose clochait. Pour moi, regarder en arrière fait sens. C’est dans mon passé, dans notre histoire collective, que je trouve le sens pour mes films.


Le cinéma est arrivé tard dans votre parcours. Comment en êtes-vous arrivé à faire des films ?

J’ai été éduqué à me concentrer sur ce que je ne savais pas faire plutôt que sur ce que je savais faire. C’est un trait caractéristique de l’éducation autrichienne et des pays germanophones. Toute ma vie, même en école d’art, j’ai essayé d’être quelqu’un d’autre parce qu’on me ramenait toujours à ce que je n’arrivais pas à faire. Par exemple, j’ai su très tôt que je n’allais pas étudier les mathématiques même si j’aimais ça et que j’y trouvais beaucoup de beauté. Je devais passer la plupart de mon temps à étudier les maths pour ne pas échouer dans cette matière, au lieu de me concentrer sur la littérature allemande par exemple. C’était un peu la même chose pour mon éducation artistique. Je ne pouvais pas me concentrer sur ce dans quoi j’étais bon. Mes parents sont décédés il y a trois ans, et en vidant leur maison j’ai retrouvé un journal intime que j’avais écrit quand j’étais adolescent. C’était très embarrassant mais j’avais quand même écrit que je voulais étudier le cinéma. J’écrivais des scénarios déjà à l’époque. J’ai vécu des événements traumatiques dans mon enfance, dûs à l’histoire de ma famille du côté de mon père. C’est aussi pour ça que je suis très intéressé par les traumatismes intergénérationnels et comment ils sont transmis. Enfant, je dessinais tout le temps. Pour moi c’était normal mais je me rends compte aujourd’hui que ça ne l’était pas et que c’était ma façon à moi de faire face au traumatisme et de développer mon langage, d’inventer une autre réalité. Quand j’ai emménagé à Vienne, un ami a rassemblé tous ces dessins et m’a inscrit au concours d’entrée de l’école d’art. C’est comme ça que je suis devenu artiste. J’ai longtemps voulu faire des films mais mon cerveau n’étant vraiment pas conçu pour les choses techniques, ça m’a pris du temps. Quand j’étais professeur, j’ai rencontré un étudiant avec qui j’ai sympathisé, Konstantin von Sichart. Il m’aide énormément à produire et fabriquer mes films. Depuis qu’on travaille ensemble, j’ai l’impression d’avoir réussi à transformer mes dessins en cinéma. Il m’a permis de faire la transition de l’un à l’autre. J’ai aussi découvert qu’en mélangeant toutes les techniques que j’utilise dans mes films, l’image n’a plus besoin de raconter l’histoire, elle peut même la contredire. Je trouve génial aussi que le dessin puisse accéder à une plus grande forme de vérité que le langage. Le langage est toujours absolu. C’est pour ça que je rencontre tant de difficultés dans l’écriture. J’ai besoin des images pour me départir de l’absolutisme du langage.


Vous n’êtes pas une personne technique, pourtant vous semblez très attaché à la pellicule, ce qui ajoute en complexité par rapport à des formats numériques plus accessibles aujourd’hui.

Je pense que c’est parce que mon père filmait beaucoup en Super 8. Dans Turtleneck Phantasies, j’ai utilisé certains de ses films qui m’ont beaucoup influencé. C’est une façon pour moi de faire appel à une imagerie du passé, de mon enfance.

Parlez-nous justement de votre rapport à l’enfance et au dessin dans vos films. 

Je pense que c’est parce que c’est le moment de la vie où on se forme. C’est très important de comprendre qu’un dessin d’enfant doit être pris au sérieux. L’enfance est un moment de grande solitude puisqu’on est pas capables d’affronter certaines choses de la vie dont on doit être protégés. Je trouve que travailler à partir de l’enfance est aussi un très bon moyen de créer du lien avec le spectateur. Tout le monde a été enfant. Mes films sont comme un courant dans lequel j’essaie d’embarquer les spectateurs. Raconter des histoires qui prennent leur source dans l’enfance est un bon moyen de le faire.

Comment concevez vous vos scénarios ? À quoi ressemblent -ils ?

C’est un mélange de scénario traditionnel écrit sur mon ordinateur, de phrases dans des carnets, de dessins sur des bouts de papier… C’est un ensemble de notes sous formes diverses et variées. D’abord j’écris un scénario qui est habituellement suivi d’un dessin, et pendant que je dessine j’ai l’idée d’une phrase, alors je l’écris, ce qui m’amène à l’idée d’un autre dessin… C’est un peu comme jouer au ping-pong. Habituellement j’ai une idée très claire de ce que j’ai envie de raconter mais la façon dont ça sera raconté reste très ouverte. Un ami à moi a dit que mes films passent de A à B, puis de B à C... jusqu’à Z, de manière à priori très logique, mais une fois arrivés à Z on ne sait plus bien comment on est arrivés là.

Comment définissez-vous le genre auquel appartiennent vos films ?

Je pense que je fais des documentaires mais si vous avez vu mes films, vous voyez bien que ce n’est pas tout à fait ça non plus… C’est quelque chose qu’on me demande partout où je montre mes films : est-ce que c’est vraiment arrivé ? Bien sûr je mélange documentaire et fiction. Je travaille à partir d’une vérité que j’exagère. Je pense que c’est uniquement en passant par cette exagération qu’on peut parvenir à la vérité. Je suis très mauvais pour ce genre d’étiquetage. Je fais aussi des conférences-performances, et je me soucie assez peu de ce que c’est. Je pourrais aussi bien dire que ce sont des présentations Powerpoint. Comme pour mes films, je présente du texte et des images à un public. La seule différence c’est que ce sont des images en mouvement. C’est comme ça que j’ai commencé, j’ai ensuite fait évoluer ça en films. Le curateur qui s’occupait du lieu où j’ai fait cette première lecture a voulu l’appeler comme ça, « lecture performance » (en anglais). C’est comme ça que le monde de l’art fonctionne, il faut marketer les oeuvres. Pour moi c’est plus excluant qu’autre chose. Par exemple, quand je remplis des demandes de financement pour mes films, il faut toujours cocher la case « film expérimental » mais je ne sais pas si je suis un cinéaste expérimental, et je n’ai pas vraiment envie de me poser cette question. Je pense que mes films documentent. Il documentent la perte, la colère, la violence.

Entretien réalisé par Lucas Charrier à Rome au Festival de la Villa Médicis, le 24 Septembre 2024.

Remerciements : Laurent Perreau, Lorraine Tissier Rebour, Anaïs Fritsch, Aurélie Padovan, Pauline Cagnol et toutes les équipes du Festival de Film de la Villa Médicis. 


Gernot Wieland est né en 1968 à Horn, en Autriche. Il vit à Berlin. Son travail, qu’il se déploie sous la forme de films, de dessins, de photographies, d’installations ou de conférences-performances, aborde un certain nombre de questions universelles – langage, éducation, altérité, domination, contrôle, contextes sociaux, politique et psychiques – en mêlant la psychanalyse aux souvenirs d’enfance de l’artiste dans des récits racontés à la première personne.
Son dernier film film The Perfect Square, a été sélectionné dans la séelection Forum Expanded de la 74ème Berlinale, au First Look 2024 du Museum of the Moving Image à New York, au Festival de Film de la Villa Médicis à Rome et à la 26e édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris du Collectif Jeune CIéma. 

︎︎︎ Gernot Wieland