Questionnaire 

Baptiste Verrey



Quels sont les films qui ont marqué...
    1. Votre enfance ?

On avait peu de cassettes, parfois on empruntait à la médiathèque du coin ; globalement je regardais les mêmes films en boucle. J’avais des fascinations, des obsessions. Les films que je préférais étaient ceux avec des univers fantastiques très riches, développés, où grouillaient des aliens et des elfes, où l’on traversait des palais, des usines et des prisons. Des films dont je pouvais comprendre les codes spécifiques et complexes, apprendre les répliques par cœur, y projeter mes propres histoires. On les incarnait avec mon frère quand on sortait dehors, naturellement. J’ai vu des dizaines de fois :

— Le Roi et l'oiseau de Paul Grimault
— Atlantide de Kirk Wise et Gary Trousdale
— La saga Star Wars (surtout la prélogie, la trilogie originale me semblait plus opaque et ennuyeuse).
— Jumanji de Jake Kasdan et Joe Johnston

2. Votre adolescence

Pendant des années je regardais des feuilletons à la télé avec mes parents, c’était un rituel familial qui relevait surtout de la routine et la plupart du temps ça ne m’intéressait pas vraiment. J’ai commencé à vraiment me questionner sur le cinéma comme un lieu d’expression à la fin de mon adolescence, quand je suis tombé amoureux d’une fille très cinéphile, dont le père avait une bibliothèque numérique gigantesque, entièrement piratée. J’ai eu le sentiment de m’y mettre à ce moment, avec une boulimie de films regardés au lit. Ce grand plongeon accompagnait ma quête d’autonomie adolescente : 

— Tous les films de Quentin Dupieux - dont la musique me fascinait aussi - à commencer par Wrong Cops qui m’a beaucoup marqué - principalement pour sa structure de série décousue, pour son humour trash et élégant.
— La Haine de Mathieu Kassovitz
— Polaris d’Andreï Tarkovski (je reste globalement fasciné par les univers de SF)
— The Truman Show de Peter Weir
— Her de Spike Jonze

3. Votre vie d’adulte Cette période là a surtout été influencée par mes études de cinéma et de photographie, la base de toutes mes influences. Surtout via les échanges avec mes camarades à ce moment, sortes de fascinations collectives, en tous les cas partagées. D’abord les films de Pier Paolo Pasolini, à commencer par son Décaméron, un film-tiroir à fables. C’est un motif qui revient souvent chez moi, une sorte de cinéma à fragmentation. Plus tard, il y a eu Théorème. Ça me rappelle les « romans dont vous êtes le héros » et j’adore cette sensation de me balader en tant que spectateur dans un environnement étranger, comme une longue randonnée. Il y a aussi Le Désert Rouge et Professions Reporter de Michelangelo Antonioni, qui tire le portrait incroyable de personnages et de paysages, en même temps. Dans cette fascination de tableaux, oscillants entre la figure et la géographie, j’ai été très marqué par ma découverte du cinéma chinois et taïwanais pendant mon échange d’étude :  

— la filmographie terreuse de Wang Bing
— le cinéma plus classique de Jia Zhangke (Xiao Wu, artisan pickpocket reste mon préféré)
— Tsai Ming Liang, notamment La Saveur de la Pastèque
— Bi Gan, surtout avec l’obsessionnel Kaili Blues

Et puis il y a les autres, avec ce même motif symposiaque qui revient :

— Les Merveilles, Alice Rohrwacher, 2014
— Le cycle Cremaster de Matthew Barney, 1994-2002
— Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) d’ Apichatpong Weerasethakul
— Sur le globe dargent, Andrzej Żuławski
— Orléans de Virgil Vernier
— Brüder der Nacht de Patrick Chiha


Racontez-nous un souvenir de cinéma.


Après une semaine de workshop autour du « cinéma-vérité » avec Alain Della Negra en 2016, on va voir la projection de son film Bonheur Académie dans le quartier latin, au Reflet Médicis je crois. C’est le mois de sa sortie, et après la projection on passe un peu de temps à discuter avec lui et quelques amïes, à la fois sur la semaine d’atelier et sur son film. C’est un docu-fiction qui projette des comédien·ne·s dans un stage raélien bien réel, le tout filmé dans un cadre très restreint. Le dispositif fonctionne vraiment bien, mais les critiques ont reproché au film d’être trop compatissant avec la secte de Raël. Celui-ci a même invité les réalisateur·ice·s à dîner avec lui après le film… ce qui met Alain dans une position ambigüe. Sans juger Alain, qui a été très transparent avec nous, cet échange m’a beaucoup appris sur la question de l’éthique, de la fiction et de la réalité, sur l’écosystème de la critique cinématographique, ainsi que l’importance de toutes les mécaniques de la création d’un film : y compris ce qu’elles impliquent de rapports de fascination et de pouvoir.

Que regardez-vous dans les films ?

C’est la charge d’univers qu’il déploie, la place qu’il me laisse, pour que je puisse m’y sentir bien. Ça réside autant dans la charge esthétique de l’histoire, dans l’écriture sobre des personnages et de leurs dialogues, qu'à l’attention du détail porté aux costumes et aux décors, ou la faculté des réalisateur·ice·s à penser les zones de conflit et de lutte au sein de leurs films. Ça tient aussi à la densité des indices qui laissent entrevoir la fabrication du film en lui-même. J’aime beaucoup les films de casting par exemple, ils me propulsent dans deux mondes : celui du film et celui du champ social dans lequel il a été pensé. Je suis passionné par le travail de Joshua Oppenheimer, d’Omar Fast, des frères Dezoteux, d’Alice Rohrwacher et bien d’autres.  

Citez un film que vous associez… 

À une musique : 

J’ai été très marqué par la manière dont Bruno Dumont introduit la musique dans ses films - surtout le chant. J’ai un souvenir très clair de l’irruption de Christophe dans Jeanne, quand il relève sa tête encapuchonnée pour entonner une longue complainte (Elle ira dans l’enfer, d’après le texte de Péguy). Un moment alien qui conclut le procès lunaire de Jeanne. Dumont lui laisse le temps et la place nécessaires, plus de cinq minutes où on est suspendus à ses lèvres. Ses hurlements fous restent dans ma tête longtemps. Je pense aussi à Cause I knew de Lisa Hartmann, qui ponctue la série du P’tit Quinquin, et lui donne sa saveur - télé-crochet, répétitions, moqueries des bandes de garçons, enfin et surtout son chant lors de l’enterrement, touchant au coeur.

À une couleur :

Le rouge des néons du « Feu d’artifice en plein jour », un tripot nocturne du nord de la Chine dans Black Coal de Diao Yinan.

À un visage : 

Celui du personnage de Fern, joué par Frances Macdormand, dans Nomadland. Je retrouve la même puissance chez Manon, le personnage principal du documentaire Relaxe d’Audrey Ginestet. Il y a quelque chose qui me bouleverse, quelque chose de tellement fort dans leurs yeux. Je peux pleurer en les regardant parler.

À une lumière :

Dead Slow Ahead de Mauro Herce. Les environnements apocalyptiques d’un tanker à la dérive, en plein océan. Chaque plan est un tableau, et la composition sonore l’accompagne magnifiquement.

À un objet : 

La pierre précieuse d’Uncut Gems des frères Safdie






























Qu’est-ce qui vous émeut au cinéma ?
Les passages d’un monde à l’autre. Les sensations de deuil, de naissance, un déménagement, une ère qui se termine et une autre qui commence (à part Avatar 2) Je me souviens encore de l’élargissement du cadre dans Mommy de Xavier Dolan, un peu téléphoné mais très efficace, physiquement impressionnant : une bouffée d’air, une sensation d’ouverture, une respiration. J’ai l’impression que les endroits qui m’émeuvent sont souvent bruyamment esthétiques : une musique pop sur une scène tragique (Springbrakers, Harmony Korine), un saut dans le vide de libération, une explosion de villa de luxe dans un plein silence (Zabriskie Point, Antonioni). Et parfois, juste le désespoir.

Qu’est-ce qui vous impressionne au cinéma ?

Les films patients. Quelque part, je me sens pris dans cette logique accélérationniste, dans la course à l’efficacité du montage. Je me souviens avoir été bousculé par Léviathan d’ Andreï Zviaguintsev, qui ne perd rien de son intensité malgré sa longueur. Et bien sûr, par le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul qui me renvoie à une sensibilité littéraire, de l’ordre du rêve, parfois de la somnolence. Il y a aussi les effets spéciaux. C’est de la peinture pour moi. Pas uniquement les explosions, mais les modélisations d’univers, les costumes, la foule, les échelles impossibles, à toutes les strates. J’ai réalisé plusieurs entretiens avec les directeurs VFX du studio BUF, à Paris. Ils ont travaillé sur tous les effets de l’explosion nucléaire dans la saison 3 de Twin Peaks de Lynch, y compris tous les effets « moléculaires » mis bout à bout, qui recréent un séquence de cinéma expérimental au milieu d’une scène triple A dont la visée aurait pu être simplement spectaculaire. Entre l’ultraréalisme et le surréalisme, c’est de la poésie contemporaine.

Qu’est-ce qui vous amuse au cinéma ?

Le comique de geste, de situation. J’aime beaucoup quand une scène se déplace et finit pas être loin de là où elle est censée être. Ça peut être un décalage infime. Au début de mes études, j’ai été marqué par La fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko. Il y a aussi le cynisme. Dans beaucoup de films que j’ai cité plus haut, il y a ce genre de décalages, qui rendent à la fois les personnages et les situations comiques. Rien n’est à sa place, c’est drôle et ça me plaît. Et puis il y a les comédies françaises, qui me touchent peu. Ceci dit j’ai bien aimé Peau de cochon de Philippe Katherine, une sorte de comédie en caméra embarquée, très autobiographique.

Quels sont les films qui vous habitent ?

Instinctivement, les films qui me viennent en tête parlent de la mort, de la finitude :

— Fireworks (archives) d’Apichatpong Weerasethakul
— La Jetée et Sans Soleil de Chris Marker
— La Soufrière de Werner Herzog
— Punishment Park de Peter Watkins

Il y a quelque chose de cyclique dans ces films. Pas une complainte, mais une sorte d’éternel retour : la mort qu’on attend, la mort qui ne vient pas, la mort sur laquelle on revient, la mort qu’on accepte. Et finalement la vie qui est toujours là, devant la caméra, malgré tout. Pas si étrange dans cette période de recrudescence fasciste et cette atmosphère globale de catastrophe.

Dans quels films aimeriez-vous habiter ?

Des univers utopiques, complexes et symbiotiques, des films liés au jeu : passés, présents et futurs parallèles.

— Nausicaa, ou la vallée du vent d’Hayao Miyazaki,
— La Trilogie des Milles et Une Nuits, de Miguel Gomes
— Kempinski de Neil Beloufa


Le cinéma laisse-t-il son empreinte sur votre travail ?

Bien plus que le travail, il cadre mon monde. Je pense que le cinéma fait partie de ces outils pour cheminer avec les êtres et les choses, les préserver. Il y a une thérapie souterraine, comme si un film était un jeu de rôle dans lequel on acceptait de rentrer pour apprendre à exister, sans nous en rendre compte.


Comment le cinéma et la photographie dialoguent-ils dans votre travail ?

J’ai pour habitude de photographier et de filmer en même temps. Pour moi la photographie et le cinéma sont des instruments complémentaires, du fait de mon parcours (le département Photo/Vidéo de l’ENSAD mélangeant systématiquement les deux pratiques). C’est le cas de ma série photographique Les Attractions, qui a donné naissance au film Brumaire 231, diffusé au Cinéma du Réel. Chez moi la photographie vient en premier lieu pour comprendre, pour disséquer ; le cinéma lui, reconstruit, même en documentaire. Il assemble les figures, les gestes, les paroles dans un bouillon intimement lié à la macération photographique qui lui précède. C’est une sorte de bile noire, une bouillie digérée mille fois, qui à un moment trouve une structure. 

Est-ce que vos images vous ressemblent ? 

J’ai l’impression que oui. Elles sont inquiètes. Elles reflètent mes fascinations, mes traumas, les personnes qui m’attirent et avec lesquelles j’ai envie de jouer.

Si on faisait un film sur vous ce serait un film sur quoi ?

Ça serait une déambulation nocturne, des personnages qui rentrent d’une fête. Une marche éclairée à la lampe torche ou au flash de téléphone. On entendrait des grillons sur le bord de la route, les personnages s’arrêteraient pour écouter, pour être süres qu’il ne s’agit pas de micros posés là. À chaque écoute, il y aurait un flashback. Il y aurait beaucoup de flashbacks. À ce moment on se connecterait probablement avec des dizaines d’autres lieux, d’autres personnes et d’autres histoires. Le film finirait probablement par l’écoute de sons enregistrés par les micro-grillons dans la première scène du film. 

Décrivez en quelques mots un film auquel vous rêvez. 

Depuis que je l’ai lu, je rêve d’adapter Les Dépossédés d’Ursula Le Guin au cinéma. J’aime le parcours de ces personnages, de Shevek et de ses amïes, j’aime l’univers d’Arras et d’Anarres, j’aime les contradictions en jeu. Il y a un projet de série en cours je crois, mais je l’appréhende beaucoup. De mon côté j’imagine un film de science-fiction à plusieurs tableaux, un film chorale, dont le tournage s’étalerait sur la longueur. Une comédie musicale, pourquoi pas ? J’imagine la richesse et l’intensité du tournage de ce film : une ZAD à moitié financée par le CNC qui s’établirait quelque part, peut-être pour toujours. Avec la fragilité et la vulnérabilité du monde de l’Ekumène imaginé par Ursula K. Le Guin. Pas un hommage mais une tentative, ouverte à l’enracinement et ouverte à l’échec. Un film qui déborde.

Baptiste Verrey vit et travaille à Marseille, il est diplômé des Beaux-Arts de Marseille et de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris en 2022.

“ Dans un futur proche, Baptiste Verrey nous invite à découvrir des univers questionnant notre rapport sensible aux bouleversements climatiques et atmosphériques. Partagé entre arts visuels et arts vivants, l’artiste accorde une importance particulière à la mise en récit de ses œuvres, mais aussi à la manière dont elles émergent par le biais de jeux de rôles et de protocoles ; il explore le terrain de la création d’univers en constante évolution. Inspiré par l'approche prospective de la littérature de science-fiction et du corpus Utopia de l’autrice américaine d’avant-garde Bernadette Mayer (1984), il part de ce tissage expérimental et d’imagine l’avenir comme une quête continue d’utopies communes. Il participe à de nombreux projets collectifs, comme le Groupe Météo qui établit chaque été des résidences artistiques nomades en campement, ou encore la revue Hors-Champ (les Carnets des États Généraux du Film Documentaire) à Lussas.” - Nadiejda Hachami, curatrice

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crédits images : Baptiste Verrey, Les Attractions