Questionnaire
Anouk Moyaux





Quels sont les films qui ont marqué...
1. Votre enfance ?
Les Shadoks de Jacques Rouxel. Je crois que c’est grâce à cette série que j’aime aujourd’hui les récits éclatés et fragmentaires sans queue ni tête. Les films sans “message”.
2. Votre adolescence ?
Alors je ne sais pas pourquoi, mais j’étais fascinée par des réalisateurs d’Europe de l’Est, comme Emir Kusturica avec Arizona Dream et Milos Forman avec Au feu, les pompiers !. Puis un peu plus tard j’ai été fan de Robert Altman notamment de Trois Femmes et Un mariage. Je crois que le point commun de tous ces films c’est que les personnages parlent beaucoup, ça part dans tous les sens, et que ce sont des films qui mettent en scène des personnages marginaux, en tant qu’adolescente ça me parlait.
3. Votre vie d’adulte
J’ai découvert le cinéma documentaire assez tardivement, notamment par le biais de Grey Gardens et Salesman des frères Maysles, et j’ai vite été obnubilée par le cinéma documentaire des années 60. Je suis particulièrement intéressée par le fait que ces cinéastes cherchaient à retranscrire directement le réel, avec des outils (caméra 16mm, magnétophone nagra) qu’on associe aujourd’hui à une forme d’artificialité dans le cinéma documentaire. Pour moi c’est une époque à la croisée des chemins entre la fiction et le documentaire. Puis j’ai découvert des films dans la même veine que j’adore comme My Crasy Life de Jean-Pierre Gorin et La Bête Lumineuse de Pierre Perrault.
Enfant, qui vous montrait des films, comment avez-vous eu accès au cinéma ?
Mon père est informaticien et il a toujours été un grand pirateur de film. L’ordinateur n’était jamais éteint, car il téléchargeait et partageait des films en “peer to peer” en continu. On regardait tout et n’importe quoi, même des screeners juste pour le plaisir de ne pas payer le cinéma et de voir les films avant tout le monde chez nous. Le bureau de la maison était rempli de ces pochettes noires avec des centaines de disques gravés à l’intérieur. Ma mère avait mis en place un système de bibliothèque virtuelle sur l’ordinateur avec le poster, la description des films, les mots-clefs reliés ainsi que son emplacement pour retrouver les films dans les étagères, c’était une sorte de Netflix version entreprise familiale.
Comment choisissez-vous les films que vous regardez aujourd’hui ?
Aujourd’hui je comprends l’importance d’aller au cinéma, notamment vis-à-vis du système du CNC qui prélève un pourcentage sur les tickets pour le reverser au cinéma d’auteur. Je pousse mes parents et mes proches à y aller le plus possible. Cependant, je télécharge toujours beaucoup, notamment pour les films rares. J’ai récemment eu accès à un compte Karagarga grâce à un ami et j’adore cette communauté, j’ai la sensation de continuer une tradition familiale. Je regarde tous les jours le “freeleech” pour télécharger des choses que je ne connais pas.
Montrez-vous des films aux autres ?
Avoir accès à ces films introuvables m’a donné envie de faire de la programmation, de trouver les copies, de diffuser les films en salles et de payer les auteur·ices. La programmation du Videodrome 2 à Marseille est collaborative, n’importe qui peut proposer un cycle. Ainsi je prends un temps chaque année pour comprendre ma fascination pour certains films ou certains cinéastes et partager ces recherches avec le public.
Parlez-nous d’un film que vous aimez pour ses images.
J’ai toujours été fascinée par le travail de photographie des films de Cassavetes, par la manière dont Al Ruban (le chef opérateur de la plupart de ses films et aussi monteur de Faces) arrive à danser avec la caméra. Je filme moi-même l’image de mes films et j’aimerais tellement savoir jouer avec mon corps comme il le fait. J’espère y arriver un jour.
Parlez-nous d’un film que vous aimez pour son récit.
En ce moment je suis fascinée par la construction narrative des mélodrames. J’ai vu récemment Loin du paradis de Todd Haynes, qui est pour moi le maître de la narration classique actuellement. Puis j’ai revu Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk, dont le film de Todd Haynes et celui de Fassbinder (Tous les autres s’appellent Ali) sont des adaptations contemporaines. Je trouve ça fascinant que le même récit puisse être réinterprété selon le prisme d’une nouvelle époque.
Citez un film que vous associez…
À une musique :
— Happy Valley de Simon Liu pour la chanson trafiquée de Jackie de Shannon “What the world needs now is love”.
À un visage :
— Portrait of Jason de Shirley Clarke pour les multiples visages de Jason.
À une lumière :
— En avant, jeunesse ! de Pedro Costa
— The Dream and the Radio et Larose and Ana de Tapia Rousiouk et Renaud Després-Larose pour les claires obscures.
À un lieu :
— Killer of Sheep de Charles Burnett pour l’abattoir de Los Angeles.
À un son :
— The World de Jia Zhangke pour le son du grelot accroché au sac du personnage principal.
À un objet:
— Fake Fruit Factory de Chris Strand pour les fruits en papier mâché fabriqués par les travailleuses mexicaines.
Au désordre :
— Grey Gardens des frères Maysles pour l'intérieur de la maison.
Racontez-nous un souvenir de cinéma, une rencontre avec un film ou un cinéaste, quelques heures passées dans un film dont vous vous souviendrez toujours, une histoire plus ou moins intime liée à une projection ?
J’ai écrit mon mémoire de fin d’étude sur Slacker de Richard Linklater. C’était une sorte d’analyse de film sous la forme d’un faux interview entre lui et moi, je lui posais des questions et j’inventais ses réponses. Quand j’étais ado, je faisais pleins de photomontages de moi avec des cinéastes ou des acteurs et c’est en mémoire de cette pratique que j’ai glissé dans chaque exemplaire de mon mémoire un photomontage attestant de notre fausse rencontre avec Richard à un festival de cinéma. Au dos de la carte j’avais écrit « Bonne chance pour ton mémoire » avec sa signature. Quelques mois après, le Centre Pompidou a fait une rétrospective et l’a invité à Paris. J’ai décidé de m’y rendre et de lui donner mon mémoire en main propre à l’entrée de la projection de Slacker. Il a ouvert le livre et est tombé sur le photo-montage. Il m’a dit qu’il ne souvenait pas m’avoir rencontrée et j’étais hyper gênée de lui expliquer qu’il s’agissait d’une fausse image.
Parlez-nous, en quelques mots, d’un lieu de cinéma qui vous est cher.
Le Videodrome 2 sans hésitation ! J’y ai fait toute ma culture cinématographique, j’y ai vécu des histoires d’amour et d’amitié, j’y ai projeté mes rushs quand je faisais mon film. C’est un lieu dans lequel s’accumulent des couches et des époques très différentes de ma vie.
Parlez-nous d’un film dont le rapport au temps vous fascine.
Why is Yellow Middle of Rainbow? de Kidlat Tahimik. C’est le plus beau film que j’ai vu sur le temps et sur comment le temps historique se mêle au temps intime. C’est un film collage fait sur plus de 10 ans, qu’il a lui-même qualifié d’un “never ending documentary”, et qui est l’illustration de sa méthode de création cinématographique qu’il appelle la “cup of gaz method”. “ Faire un film, dit-il, c’est comme entreprendre un long voyage. Le voyageur peut faire le plein et se munir d’une carte de crédit pour s’assurer de terminer son voyage dans les plus brefs délais. Le voyageur peut aussi faire le plein avec quelques gobelets d’essence et rouler jusqu’à épuisement, puis chercher d’autres gobelets d’essence pour arriver à destination, sans se préoccuper du temps nécessaire pour terminer le voyage.”
Quel cliché vous agace terriblement au cinéma ?
Que filmer en pellicule relèverait d’un rapport purement fétichiste et esthétique à l’image. Les détracteurs de la pellicule m’énervent, ils ne comprennent pas que pour plein de cinéastes (surtout dans le documentaire) c’est avant tout une méthodologie et une écologie de travail très spécifique et pas seulement une esthétique. Je ne comprends pas cette guerre perpétuelle qui oppose le numérique à l’argentique. Ce sont simplement des outils différents qui engendrent des résultats différents de par les contraintes et les limites de chacun de ces médiums. Ces discours jouent à la fois le jeu des élitistes qui criaient à la mort du cinéma lors du déclin de l’analogique, et le jeu des industriels du cinéma qui voudraient que chaque technologie en remplace une autre, dans une vision linéaire du progrès technologique. Ces techniques devraient toutes coexister et être appréciées pour leurs qualités intrinsèques et pour ce qu’elles permettent en termes de regard sur le monde.
Pourquoi faites-vous du cinéma ?
Je fais du cinéma et de l’art premièrement car j’ai eu la chance de venir d’un milieu socio-économique qui me le permet, et surtout car c’est un outil qui permet à mon sens de raviver notre regard sur le monde, et d’échapper au processus d’automatisation de notre perception de celui-ci liée à la routine du quotidien, mais aussi aux médias. Le cinéma permet de mettre en débat la société, de réfléchir à sa position dans le monde et de voir à travers les yeux des autres et ce dans un processus collectif, quoi de plus beau ?
Quelle est votre façon à vous de faire du cinéma ?
J’ai commencé à faire du cinéma, car je me suis inscrite en 2020, un peu sans savoir pourquoi, au Labo L’Argent, un laboratoire auto-géré de pratique de cinéma photochimique à Marseille. J’y ai tout appris, cela a été mon école populaire. J’y ai rencontré des cinéastes qui m’ont partagé leurs savoirs, leurs trucs et astuces aussi bien en termes de développement chimique, qu’en termes de prise de vue et d’écriture générale d’un film. Je pense que mon cinéma sera toujours lié au 16mm d’une manière ou d’une autre pour ces raisons.
Quels films auriez-vous aimé réaliser ?
J’aurais aimé réaliser Les Artistes sous les chapiteaux : Perplexes de Alexander Kluge. J’admire son inventivité et la façon dont il fait des films drôles, politiques et formellement époustouflants. J’ai la sensation que son cinéma est à la croisée de toutes les références diverses et variées qui m’animent.
Anouk Moyaux est une cinéaste et artiste visuelle qui vit et travaille à Marseille. Dans son travail, elle s’intéresse aux modes de représentations hégémonique notamment lié au cinéma hollywoodien. Ses oeuvres navigues entre différents registres narratifs et formels, allant du documentaire à la fiction, via une pratique expérimentale de l’image. Son travail plastique a été exposé au Kunstverein Freiburg et au Crac Alsace. Ses films ont été projeté au Cinéma du réel et au Festival du moyen métrage de Brive. Depuis 2020, elle fait partie de L’Argent, un laboratoire auto-géré dédié au cinéma photochimique. C’est dans ce contexte qu’elle développe une passion pour le support 16 mm, qu’elle relie à l’essence magique du cinéma.
︎︎︎ Anouk Moyaux
︎︎︎ Anouk Moyaux