Questionnaire 

Anne Immelé



Quels sont les films qui ont marqué...
    1. Votre enfance ?

E.T de Steven Spielberg

2. Votre adolescence ?

Mauvais Sang de Leos Carax
Alice dans les villes de Wim Wenders

3. Votre vie d’adulte

Après mon bac, j’ai fait deux années en classe préparatoire cinéma. C’était à Nantes, au lycée Guist’hau. Dans le cadre de nos cours, nous allions chaque semaine dans un ancien cinéma de quartier pour des projections privées. Je me souviendrai toujours du choc visuel et sensoriel provoqué par la séquence d’ouverture d’Andrei Roublev (les vues subjectives depuis une montgolfière), la fin de L’Éclipse d’Antonioni (les plans fixes sur ces immeubles nouvellement construits, les fragments du réel, métaphore de la rupture amoureuse), le flux visuel, les gros plans de visages dans Faces de Cassavetes, Persona de Bergman et Vertigo d’Hitchcock. Baisers volés et Domicile conjugal de François Truffaut.

Enfant, qui vous montrait des films, comment avez-vous eu accès au cinéma ?

J’ai eu accès aux films à la télévision grâce à ma grand-mère, qui aimait beaucoup Hitchcock. Vers 12 ans, je lisais les critiques dans Première. J’avais commencé à suivre les conseils d’une journaliste prénommée Stella, simplement parce que j’aimais ce prénom. C’est comme cela que j’ai emmené mes parents un dimanche à 17 h dans une toute petite salle, voir Broadway Danny Rose de Woody Allen. C’était en noir et blanc et en version originale, ils n’étaient pas prévenus, pas habitués et très surpris. Ensuite, j’allais seule au cinéma tous les mercredis et les samedis après-midi. J’écrivais les critiques des films en rentrant. Surtout, je mettais mon réveil pour regarder Le Cinéma de Minuit ; c’est comme cela que j’ai vu Alice dans les villes, un film qui a profondément marqué mon imaginaire de photographe. Toutes mes premières photos argentiques étaient inspirées du noir et blanc très poudreux du film, et de l’errance des personnages. Mon père m’a aussi fait découvrir deux films qu’il aimait et m’a emmenée voir : Blade Runner et Barry Lyndon.

Qui vous montre des films aujourd’hui ? Comment choisissez-vous les films que vous regardez ?

Je lis des critiques, j’échange avec des amis, notamment Corinne Maury, qui enseigne le cinéma à l’université de Toulouse. Ses livres m’accompagnent. Elle m’a fait découvrir des films de Naomi Kawase ou encore Sud de Chantal Akerman. Je regarde aussi des films au hasard sur Mubi ; c’est ainsi que j’ai découvert Chloé Zhao, à travers son film Les chansons que mes frères m’ont apprises.C‘est une de mes étudiantes de la HEAR qui, pour la première fois, m’a parlé des films d’Alice Rohrwacher et de la manière dont ils l’inspiraient pour ses peintures.

Montrez-vous des films aux autres ? 

Je montre des extraits de films à mes étudiants de la HEAR, souvent en lien avec des questions de montage et d’agencement, La Jetée de Chris Marker, ou encore Grosse Fatigue de Camille Henrot.


Trois mots que vous associez au cinéma :

Lumière, temps, séquence.

Citez des films que vous associez… 

À une musique : 

Cría Cuervos de Carlos Saura, avec Porque te vas interprétée par Jeanette.
Diabolo Menthe de Diane Kurys, et sa chanson éponyme d’Yves Simon.
Dead Man de Jim Jarmusch, avec la musique de Neil Young.

À un visage :

— Anna Karina regardant le visage de Falconetti dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard.
— Liv Ullmann dans Persona d’Ingmar Bergman.
— Isabelle Huppert dans La Dentellière de Claude Goretta.

À une couleur : 

— L’orangé un peu sépia de La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski.

À une lumière : 

— La lumière qui affleure dans la datcha du Miroir d’Andreï Tarkovski.

À un lieu :

— San Francisco dans Vertigo d’Alfred Hitchcock.
— Le lac dans Le Conte de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi.


À un vêtement :

— La robe de Gena Rowlands dans Une femme sous influence de John Cassavetes. 

À un mouvement :

— Le début d’Andrei Roublev d’Andreï Tarkovski.

Au silence : 

— Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman.

Au désordre : 

— L’épisode 8 de Twin Peaks: The Return de David Lynch.
— La fin de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni.

Que regardez-vous dans les films ?

Les visages, d’abord. La lumière sur les visages. Les corps dans des décors. Je peux simplement regarder les détails, les objets témoins d’une époque.

Quels sont les films qui vous habitent ?

Les films qui font cohabiter le passé et le présent, ceux qui nous font ressentir le sentiment de la vie. Ceux qui incarnent le passage de l’éphémère.

Quels sont les paysages de cinéma que vous rêveriez d’explorer ?

Les paysages de Cappadoce, que l’on voit dans Médée de Pasolini ou dans Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan. À l’inverse, en travaillant sur ma série Melita dans le sud de la Tunisie, près de Tataouine, j’ai visité des ksour berbères dont l’architecture a inspiré George Lucas pour son premier Star Wars.

Dans quels films aimez-vous vous perdre, divaguer, rêver, penser à tout autre chose que ce qu’il se passe à l’écran ?

Profession : reporter de Michelangelo Antonioni.

Le cinéma laisse-t-il son empreinte sur votre travail ?  

Le cinéma a profondément influencé mon travail de photographe. La dimension documentaire glisse vers la fiction, l’évocation. Ce qui m’émeut profondément dans le cinéma, c’est la manière dont le réel affleure, même dans la fiction. Le 35 mm de la pellicule est un terrain commun au cinéma et à la photographie. J’ai été marquée par l’esthétique du grain noir & blanc argentique dans Alice dans les villes ou dans Au fil du temps de Wenders. J’ai longtemps associé cette esthétique granuleuse à l’errance des personnages, à leur quête d’un chez-soi, ou d’une identité. Le grain noir & blanc comme une solitude où la matière se dissout que l’on retrouve dans Faces de Cassavetes (grain du 16 mm, cette fois). Enfin, l’art du montage, de la mise en séquence, est une immense influence. Notamment des séquences qui ne sont pas linéaires, mais peuvent provoquer des disjonctions — comme le début de Persona de Bergman. J’en reviens aussi à Tarkovski et à sa manière d’utiliser la « matière-image » pour créer son film autobiographique Le Miroir, dans une intrication de séquences. Les écrits sur le cinéma m’ont beaucoup accompagnée : Deleuze, surtout L’Image-temps, mais aussi Les Notes sur le cinématographe de Bresson.

Quels sont les cinéastes les plus proche de la photographie à vos yeux ?

Les cinéastes qui me semblent les plus proches de la photographie sont ceux qui explorent l’esthétique de la fixité, de la fragmentation du visible. Antonioni, par exemple, dans les séquences d’ouverture et de fin de L’Éclipse. Wim Wenders, avec son directeur de la photographie Robby Müller, dans Paris, Texas, crée des plans d’une grande puissance plastique : si l’on fait des arrêts sur image, ces cadrages fixes deviennent des photographies autonomes. Je pense aussi à Chantal Akerman, avec Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, où chaque plan semble composé comme une image arrêtée.

Qu’est-ce qui différencie votre façon de regarder la photographie de votre approche des images de cinéma ?

Je crois que je regarde les images de cinéma à travers le prisme de l’image fixe. Les différences entre les deux se jouent dans la temporalité et dans le hors-champ. En photographie, la coupe et la fixité sont plus nettes, plus franches ; c’est l’évocation qui domine. Je suis fascinée de voir se matérialiser la durée dans des plans fixes : le temps s’incarne alors concrètement, dans un déroulé que l’on peut réellement ressentir. À l’inverse, la temporalité photographique est plus flottante, plus ambivalente. Pour ma première exposition en tant que commissaire, j’explorais justement les différents types de durée dans la photographie, et comment l’image fixe peut être une immobilité vive.

Quelles sont les sensations que vous procure le cinéma que vous ne trouvez pas ailleurs ?

Le kairos, l’ici et maintenant. Le flux de vie, la poésie du réel. Le cinéma me donne parfois la sensation de l’indicible.

Avec quelles autres pratiques artistiques votre travail dialogue-t-il le plus ?

Sans doute les récits poétiques, comme ceux de W. G. Sebald.

Est-ce que vos images vous ressemblent ?

J’ai toujours voulu faire de la photo pour m’éloigner de moi, pour montrer la nécessaire altérité.





Anne Immelé, docteure en art, est photographe, professeure de photographie à la HEAR, commissaire d’exposition. Les photographies d’Anne Immelé interrogent notre rapport au territoire et les manières d’habiter poétiquement le monde. Elle est l’auteure de plusieurs livres, dont WIR (avec le philosophe Jean-Luc Nancy) aux éditions Filigrane, Oublie Oublie, et Jardins du Riesthal en 2020 et 2022. Son travail photographique est régulièrement exposé, comme en 2019 à la Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis) pour une exposition solo, en 2022 à la Galerie Made (Parcours Paris Photo x Elles). Son récent projet Melita, refuge explore la condition migratoire contemporaine en Méditerranée, en la reliant à la quête ancestrale du refuge. Soutenu par l’aide à la photo documentaire du CNAP, ce projet s’est concrétisé en 2024, par différentes expositions durant la Biennale d’art contemporain de Malte, à Palerme, durant le festival Jaou à Tunis, et à Stimultania à Strasbourg. En 2025, elle participe au projet URNA, pavillon maltais à la Biennale du Design de Londres, elle est invitée en résidence au DATZ Museum (Corée du Sud). En 2013, elle a co-fondé la BPM - Biennale de la photographie de Mulhouse pour laquelle elle travaille en tant que directrice artistique et commissaire de certaines expositions. Son travail de curatrice est souvent fondé sur une compréhension spatiale des lieux et sur l’association des photographies entre elles. Sa recherche curatoriale découle d’une thèse intitulée « Constellations photographiques ».

︎︎︎ Anne Immelé