Les résurrections
Albert Serra
Nolwenn Brod Quelle image a fait naître en vous l’envie de faire Tardes de Soledad ?
Albert Serra C’était surtout une envie de filmer le Torero. C’est plus tard que les taureaux ont gagné en importance, au fur et à mesure qu’on faisait le film. Mais au début j’étais plutôt du côté de l’homme.
N.B. Quand j’ai découvert la tauromachie en 2020, j’ai assisté à des entraînements à Nîmes. La première image qui a déclenché mon envie de faire une série sur ce sujet, avant que le confinement empêche ce projet de voir le jour, c’était le pantalon ensanglanté du jeune homme au niveau du sexe. J’étais ravie de retrouver cette image au début de votre film. N’était-ce pas l’inégalité, l’injustice du rapport entre l’homme et l’animal qui vous a attiré ?
A.S. Je ne pourrais pas parler d’injustice. C’est un de mes sujets, évidemment, il y a une injustice, mais c’est surtout le côté sacrificiel qui m’intéressait, l’idée que l’un des deux va mourir.
N.B. C’est ce que le spectateur recherche aussi.
A.S. Oui c’est une sensation importante. Mais si on pense à tous les grands toreros qui sont morts dans l’arène, on arrive à la conclusion que ce n’est pas si clair que ça. Si aujourd’hui ils meurent moins qu’avant c’est parce que les cliniques dans les arènes sont plus sophistiquées, plus modernes. Le risque reste le même. Mais évidemment, il y a un côté sauvage, macabre, visuellement, l’épée qui traverse les corps, c’est très fort.
N.B. Vous êtres très proche des corps. Vous mettez le spectateur à rude épreuve, la dimension expériencielle nous pousse dans nos retranchements. Vous jouez avec nos limites.
A.S. On a découvert progressivement que c’était les plans les plus serrés qui nous intéressaient le plus. Sinon ça devenait trop narratif, on perdait l’intensité de cette image très tranchante et de ce montage sensuel. C’est tellement hypnotique, il y a toujours une continuité, une circularité de l’espace, de la profondeur.
N.B. Le film est très pictural, notamment quand la caméra cadre le flanc noir ou moucheté du taureau blessé, j’ai pensé à une série de tableaux expressionnistes abstraits, à la Pollock : le sang jaillit comme d’une source brûlante, il se mêle à la lumière, à la poussière, au sable de l’arène, jusqu’à devenir matière pure. On pense aussi à Goya, à sa peinture de la guerre, de la mort, de la tauromachie évidemment... mais aussi à Artaud, avec cette idée d’un théâtre de la cruauté, où les corps sont poussés jusqu’à la rupture. Vous traitez la chair, la blessure, non comme un élément narratif, mais comme une matière visuelle, une forme de peinture vivante.
A.S. Moi je trouve qu’on échappe par miracle à ce que ce ne soient pas trop des tableaux justement, je ne sais pas pour- quoi. Il y a toujours un côté organique, imprévisible, très cinématographique. Ce n’est pas calculé, ce n’est pas composé comme un tableau. Inévitablement les tableaux classiques, figuratifs, sont composés, parce que c’est très rare qu’un peintre puisse peindre sans prévoir sa composition. Ici c’est différent, la part de hasard est immense parce que les conditions de tournage étaient tellement difficiles pour les opérateurs. Évidemment ce n’est pas que du hasard puisqu’au montage on fait des choix. Sur mes trois films précédents les formats de projection n’étaient pas les mêmes que les formats des rushes. La composition de l’image changeait donc totalement entre le tournage et le montage. Je cherche toujours à recomposer les plans pour échapper précisément à l’idée d’une composition trop figée et ajouter de l’arbitraire, toujours plus d’arbitraire. C’est un procédé qui m’intéresse beaucoup. J’ai aussi, comme sur tous mes films à l’exception de La Mort de Louis XIV, transféré le film tourné en numérique sur pellicule, qu’on a ensuite scannée. Je ne sais pas jusqu’à quand je pourrai faire ça, jusqu’à quel point c’est pertinent, aujourd’hui il y a tellement de moyens artificiels d’imiter tout ça. Dans deux ans on pourra demander à l’IA d’imiter parfaitement la texture de Pacifiction. C’est très intéressant ce qui va arriver avec cet outil. C’est pour ça que je pense que les réalisateurs les plus intéressants sont ceux qui font les choses les plus extravagantes, ce que l’intelligence artificielle ne pourra jamais imiter. Ce qui fait toute la différence c’est la part d’innocence. L’intelligence artificielle est basée sur la contre-innocence, parce qu’elle est basée sur la copie et l’accumulation de savoirs. Tout mon système est basé depuis le début sur le renouvellement de l’innocence à chaque film. Je me suis imposé à moi-même des conditions de création toujours plus folles pour m’inciter à toujours plus d’innocence. Je pense qu’il y a quelque chose de profondément moderne dans cette manière de faire parce que désormais c’est la seule chose qui pourra faire la distinction entre ce qui vient de l’IA et ce qui n’en n’est pas. C’est cette innocence qui garantit la qualité, la nouveauté. Par contre, en termes de son j’aime beaucoup l’IA, parce que ça va nous permettre de faire parler des acteurs dans d’autres langues. Malheureusement je ne peux pas travailler avec certains acteurs à cause de la langue, mais dans un an ou deux ans, je pense que je n’aurais plus cette contrainte.
N.B. Quand je repense au film, ce qui me vient d’emblée c’est le son, et particulièrement celui qu’émet Roca Rey, presque comme une sorte de hennissement.
A.S. Oui ce sont deux animaux dans l’arène. C’est une des idées du film, le processus d’animalisation du torero et d’humanisation du taureau. Mais ça fait partie du jeu, c’est naturel, c’est une espèce de symbiose qui advient pendant la corrida, comme une assimilation totale de l’un et l’autre. On a trouvé ça dans le son beaucoup, c’est très intime, les gémissements, les respirations. Mais je trouvais l’effet presque vulgaire parfois au mixage quand ça s’entendait trop, je de- mandais souvent à ce qu’on atténue.
N.B. Comment avez-vous travaillé sur les dialogues ?
A.S. C’était la première fois dans ma vie que je visionnais des rushes avant la fin du tournage. Parce que c’était compliqué d’un point de vue technique. Le tournage a duré deux ans. On devait vérifier des choses, prendre des décisions pour la prochaine session de tournage. On a tout vérifié sauf le son. Ça a été une découverte incroyable au montage. Je crois que les gens ne comprennent pas à quel point les dialogues du film sont originaux. Peut-être qu’il faut les écouter en espagnol, pour bien le saisir. C’est très difficile à traduire. Ils disent des choses super drôles ! C’est très choquant, d’entendre autant de bêtises dans des circonstances aussi graves. Mais des bêtises et des absurdités totales mélangées à des phrases visionnaires qui flirtent avec la poésie populaire, très émouvante et humaine.
N.B. Pourtant Roca Rey ne dialogue pas vraiment avec son entourage, il ne les écoute pas. Tout ce qui l’intéresse c’est le miroir qu’il se tend à lui-même.
A.S. Oui il est d’un narcissisme incroyable ! Et il l’est de plus en plus. Mais j’ai aimé ce narcissisme, il donne de l’intensité à l’image, il ajoute une forme de tension. Et son corps permet d’amener une grande sensualité aux images. Certains disent qu’il est trop grand mais je ne trouve pas. Il y a une belle harmonie entre le taureau et lui, plus originale dans la composition des plans, dans les lignes qui se croisent, le rapport d’échelle entre les silhouettes. Comme il est grand, les courbures de son corps ressortent mieux. Les aficionados de la tauromachie ne comprennent pas ça, ils ne voient que la technique et pas l’esthétique, qui moi m’intéresse. Ils trouvent qu’on ne voit pas la corrida dans le film. Mais on voit autre chose.
N.B. Oui, la cambrure de Roca Rey est tangente à la rondeur du taureau comme deux pièces d’un mobile de Giacometti dont les éléments s’effleurent dans un mouvement d’arc de cercle. Certains plans sont d’une très grande beauté. D’autres, très difficiles à regarder. Il y a cette tension entre le sublime et l’insoutenable, vous captez l’entièreté de cette réalité. Dès le début une fascination s’installe et ça nous déplace complètement. En tout cas moi, ça a mis de côté mes opinions et ma morale le temps du film. Par contre, au deuxième visionnage je n’ai pas pu, j’ai fermé les yeux.
A.S. Pourquoi on devrait porter un jugement moral sur tous les sujets ? C’est un peu fatigant non ? Pourquoi ne pas appliquer ces jugements à des choses vraiment essentielles ? Je ne sais plus si c’est Baudelaire ou Stendhal qui disait qu’il faudrait garder les principes pour les grandes occasions. C’est une très belle phrase parce qu’on a pas tant d’occasions que ça dans la vie de faire preuve de courage, de mettre en application ses valeurs profondes.
N.B. Votre film pose tout de même la question de l’esthétisation de la violence.
A.S. C’est le paradoxe : la violence peut être stylisée aussi.
N.B. Et devenir séduisante.
A.S. Oui c’est vrai. Je ne savais pas jusqu’à quel point elle deviendrait séduisante justement avant de faire le film. J’étais obsédé par le torero. Je n’imaginais pas qu’on arriverait vraiment à tourner des images de mise à mort, je ne sais pas pourquoi. Alors que dans l’histoire de la photographie, il y a plein d’images de cette violence. Tous les grands photographes espagnols de la deuxième moitié du XXe siècle ont touché à la corrida un jour ou l’autre. Moi j’étais comme un enfant, je voulais regarder le torero, observer la nervosité sur son visage. Mais je n’imaginais pas d’images du taureau avant de faire le film. C’est très curieux. Et après, évidemment, quand on a découvert les images, on était assez fascinés. Les opérateurs caméra sont devenus vraiment accros à cette quête de tension dans l’image.
N.B. La répétitivité du montage donne l’impression d’une résurrection permanente du taureau.
A.S. J’aime beaucoup comment vous formulez ça ! C’est vrai, c’est beau. C’est un sacrifice qui ne s’arrête jamais. Tout rituel sacrificiel doit être répété puisqu’il n’a pas d’objectif, puisqu’on le fait pour rien. C’est pourquoi il doit être sans cesse renouvelé.
N.B. Est-ce que vous n’étiez pas vous-même le torero du torero ?
A.S. C’est possible, parce que pour faire le film il a fallu en passer par une certaine forme de manipulation, de triche, pour finalement le tuer par un montage qui ne lui convenait pas. Il fallait que quelqu’un perde. Il y a très peu de documentaristes qui parviennent à trahir leur sujet de manière positive. Je ne faisais pas ce film pour critiquer quoique ce soit. J’ai l’impression de donner une bonne image de Roca Rey, d’avoir trouvé une forme d’authenticité peut-être. C’est là aussi où il y a peut-être de l’inégalité ou de l’injustice dont on parlait tout à l’heure. L’injustice est dans tous les espaces de la vie, dans toutes les images du monde. Je présente toujours L’histoire de ma mort comme un film sur la beauté de l’injustice et l’injustice de la beauté. Il y a des gens qui sont beaux, qui sont photogéniques, et d’autres qui ne le sont pas et qui ne vont jamais fasciner les autres parce qu’ils n’ont pas cette beauté. Donc je ne comprends pas toujours quand on me parle de moralité ou de méchanceté à propos de mes films. Toute image est déjà injuste. Là où il y a de la beauté, il y a de l’injustice. Je le ressens très profondément quand je vois les acteurs. Vouloir être acteur, c’est déjà vouloir imposer une injustice. C’est quoi être acteur ? C’est vouloir être regardé et admiré.
N.B. Je trouve ça courageux d’être acteur.
A.S. Mais c’est aussi une forme d’injustice. C’est vouloir être regardé dans une passivité totale. J’ai toujours pensé que dans l’art, dans la beauté, il y avait une forme d’injustice. Qu’est-ce qu’il y a de plus injuste que le talent ?
N.B. D’ailleurs, il y a une hiérarchie dans l’arène. Le film aborde aussi ces questions de pouvoir.
A.S. J’aime l’idée du pouvoir quand il est mis en danger. Dans la corrida il y a cette prise de risque, cette remise en jeu que le torero fait de son pouvoir. Comme un geste gratuit, qui ne répond à aucune nécessité.
Entretien réalisé à Paris le 22/04/2025.
Albert Serra est un cinéaste espagnol, auteur de nombreux films dont Honor de cavallería, Le Chant des oiseaux, tous deux récompensé du grand prix du Fetsival de Belfort en 2006 et 2008. En 2012 il fait partie de la Documenta 13. En 2013 il remporte le Léopard d'or au Festival de Locarno pour son film Histoire de ma mort. En 2022 il présente Pacifiction : Tourment sur les Îles en compétition au Festival de Cannes. Tardes de Soledad est son premier documentaire.
︎︎︎ filmographie
C’est une photographie phénoménologique que Nolwenn Brod construit, de celle qui place au cœur du processus créatif, l’expérience de la rencontre. Il est souvent question de collisions de visions et de pensée, sa photographie est profondément ancrée dans un monde de sensations idiosyncrasiques et de souvenirs personnels. Guidée par le hasard. Chaque nouvelle série fore une même veine d’interrogations fondamentales qu’il s’agisse d’humains, d’animaux ou de paysages. Son travail est souvent nourri de compagnonnages littéraires notamment Gombrowicz, pour Le Temps de l’Immaturité en Pologne et en Argentine, Tanguy Viel et Jean Luc Nancy inspirent Les Hautes Solitudes à Brest ; Gilles Deleuze pour la série La Ritournelle. Son travail est représenté par l’agence et la galerie Vu’ à Paris.Ses oeuvres figurent parmi les collections de la Bnf, la Collection Agnès b., la Villa Noailles, le Musée de Bretagne, Neuflize OBC et différentes artothèques.
︎︎︎ Nolwenn Brod